- Bir Zeit (Palestine), reportage.
« De nouvelles colonies poussent toutes les semaines un peu partout. Et chacune est entourée d’un périmètre de sécurité", déplore Nazeeh, un apiculteur de Kafer Malik, un sourire fataliste aux lèvres "ma famille ne veut plus que je risque ma vie pour faire du miel. »
C’est le quotidien de la centaine d’apiculteurs professionnels de Cisjordanie qui travaillent sous occupation. Seulement cinq ou six d’entre eux produisent la plus grande partie des sept tonnes produites annuellement mais aucun ne vit de sa production.
« La semaine, je suis inspecteur d’éducation et le week-end, je deviens apiculteur ! On ne peut pas faire autrement ! » s’exclame Nazeeh, père de quatre enfants.
En Cisjordanie, le prix d’un pot de miel (170 shekels, soit 37 euros) représente près de 10 % du salaire moyen (2000 shekels, soit 435 euros). Ces prix s’expliquent : Israël maîtrise tout le commerce extérieur de la Cisjordanie en imposant des taxes exorbitantes et en interne, l’Autorité Palestinienne (AP) ne consacre que 0,8 % de son budget national à l’agriculture. Et malgré les accords de libre-échange entre l’AP et l’Union Européenne, le miel palestinien ne s’exporte que très peu.
L’occupation ou les impossibles transhumances
Depuis 1995, les apiculteurs palestiniens doivent se plier aux restrictions de mouvement imposées par les accords d’« Oslo II » qui ont séparé la Cisjordanie en trois zones : les 3 % du territoire de la zone A sont sous contrôle total de l’AP ; la zone B, sous contrôle mixte, représente 25 % des terres. Les 70 % restants de la zone C sont régis par Israël et toutes les ressources naturelles y sont concentrées.
Carte des accords d’Oslo II
A côté de Naplouse, une base militaire a par exemple été construite sur un terrain tapissé d’un chardon très mellifère. Auparavant très prisée par les apiculteurs, la zone leur est aujourd’hui interdite d’accès, d’autant que les check-points volants compromettent souvent les transhumances.
A Bil’in, un village situé à deux pas de la ligne de séparation avec Israël, la production de miel relève du défi. Depuis la construction du mur en 2005, des manifestations sont organisées tous les vendredis et la zone est interdite d’accès.
« On a dû enlever nos ruches à cause des gaz lacrymogènes tirés par l’armée israélienne. Le miel n’est plus d’aussi bonne qualité qu’avant » soupire Ahmad, un apiculteur de quarante-quatre ans.
« Avec les abeilles, on pourrait envahir les colonies ! »
Face à cet abandon du secteur, un réseau de coopératives apicoles existe en Cisjordanie et à Gaza depuis une vingtaine d’années et propose des formations et du soutien technique. Mais le bilan est mauvais : « Malgré la situation, les gens ne comprennent pas l’importance de la mise en commun des savoir-faire », déplore Nassif Al Deek, ancien président de la coopérative de Ramallah.
Ce ’’chacun pour soi’’ est aussi constaté par Ahmad Al Holbani, apiculteur et professeur de géographie de l’université de Bir Zeit : « Certains importent du miel israélien clandestinement et le vendent ici sous un label palestinien. » Il considère l’apiculture comme un outil politique permettant l’indépendance économique : « C’est aussi une forme de résistance. Avec les abeilles, on pourrait envahir les colonies ! Elles, personne ne peut les arrêter. »
Paysage d’oliviers en Cisjordanie, pris de Nabi Saleh, un village connu pour ses manifestations hebdomadaires, au nord ouest de Ramallah
Mais ce n’est pas l’avis de tout le monde. Mahdi, qui tient un magasin de matériel apicole à Ramallah, regarde autour de lui avant de chuchoter : « Les Israéliens sont très forts en technique. Sens-moi cette cire... C’est bien mieux que la marchandise chinoise, même si c’est plus cher ! »
En Israël : Abeilles et « démocratie verte »
A quelques kilomètres de là, de l’autre côté du mur, le paysage change radicalement: l’autoroute ultra-moderne traverse des champs de blé et de tournesol verdoyants et les tuyaux d’arrosage font des arc-en-ciel dans l’air brûlant. Bienvenue dans le monde merveilleux de l’apiculture sioniste.
Avant même la création de l’Etat d’Israël, les premiers sionistes comprennent le rôle clé de l’abeille pour « reverdir le désert » de Palestine. Dès 1901, le Fonds national juif, (KKL en hébreu) destiné à acquérir des terres pour les Juifs, est très clair dans ses intentions : « Faire du rêve [sioniste] une réalité. »
Au départ consacré au développement du futur Etat, l’organisation surfe aujourd’hui sur la vague du développement durable et diffuse largement l’idée qu’Israël est une « démocratie verte. » L’apiculture joue un rôle décisif dans l’agriculture israélienne : assurée à 60 % par l’apis mellifera, la seule pollinisation mobilise pas moins de 60.000 ruches chaque année.
Paysage de Galilée, en Israël
Miel policé pour territoire limité
Gérées par une centaine d’apiculteurs professionnels, les cent mille ruches israéliennes sont réparties méthodiquement sur un tout petit territoire (20.770 km2). L’Israel Honey Board est l’organisation publique qui regroupe tous les acteurs de la filière.
Hertzel Avidor, son président, reçoit dans son grand bureau climatisé en banlieue de Tel Aviv : « Sur un territoire si petit, on est obligé d’avoir une organisation très stricte pour éviter la surpopulation et la propagation des maladies. Tous les apiculteurs doivent adhérer à l’organisation et on leur attribue des licences, des emplacements et un soutien technique. »
Entre deux dégustations de miel local - eucalyptus, avocat ou agrumes - Avidor décrit la situation délicate du miel israélien : « Entre le manque d’eau, le désert qui occupe un tiers du pays et l’urbanisation galopante, la production de miel n’est pas évidente. Et pour répondre à la demande locale, on est obligé d’importer mille tonnes de miel par an d’Europe et des USA. »
Dans une conjoncture économique difficile, le gouvernement a fait le choix d’une protection totale des prix sur le marché. Résultat : en Israël le kilo de miel au détail est à 40 shekels, tous types confondus, soit 8,70 euros. Quatre fois moins cher qu’en Cisjordanie.
High-tech, snipers et apis mellifera
A la frontière avec Gaza, le kibboutz Yad Mordechai est l’un des premiers à avoir lancé l’apiculture en 1936. Aujourd’hui, avec ses quatre mille ruches, Aetan Zion produit cent cinquante tonnes de miel par an. Apiculteur depuis les années 1970, il fait visiter son exploitation industrielle:
« Chaque ruche est posée sur une balance reliée à Internet, comme ça, on peut savoir quand c’est le moment d’aller récolter. » Ces équipements ultra-perfectionnés sont réputés dans le monde entier et profitent largement aux apiculteurs : trois mille tonnes de miel sont produites chaque année (1).
Le rucher de Yad Mordechai, un des plus gros kibboutz d’Israël
En 2011, le Honey Board lance même un projet avec le KKL et le Ministère de la Défense. En plantant une centaine d’arbres le long de la route qui borde la bande de Gaza, l’objectif est double : « Encourager les apiculteurs à planter des arbres pour augmenter le potentiel mellifère de la région mais surtout protéger les civils des tirs venant de Gaza en réduisant le champ de visibilité des snipers » explique Avidor.
Sous ses airs romantiques, l’apiculture est donc devenue un enjeu politique majeur en Israël et ce projet s’inscrit dans le plan d’action permanent du KKL : la version française de son site invite à « planter contre le terrorisme. »
Reporterre 31 juillet 2014
Note
1 - Avec un territoire 26,5 fois plus grand que celui d’Israël, la France produit seulement six fois plus de miel qu’Israël.